Quelques mots en plus

Ces mots sont les miens. De qui?  de quoi ? d'un autre moi, hébergé douilettement sur ce blog-là.
Moi, Françoise Satta, devenue Donadieu par la grâce de Donadieu mais résolument Satta toujours.

Pour premiers mots donc, ceux qui devraient sortir de la bouche des marionnettes de Marius, un jour, bientôt.



Les Zaventures de Zavatar, le hasard


             
                                 Conte cosmicocomique à l’usage de ceux qui croient encore à la fatalité


                                                         « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le royaume et  les ténèbres. »
                                                       Jacques Monod Le hasard et la nécessité                              


C’était un temps comme il en est parfois, novembre finissant. Un temps de clair gris ou gris blanc qui peu à peu se fait sombre. Noir gris.
Zavatar le hasard était un chouïa tristounet ; il allait de son petit pas pressé, un deux, un deux,  il allait. Il ne pensait pas comme vous et moi quand déclinent les jours : «  Où s’en va la lumière ? Et moi, où vais-je donc ? Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Et pourquoi moi ? » Car le hasard ne pense pas, il va. Mais ça ne l’empêche pas d’être triste ou moindrement morose. Trivialement ennuyé.  Zavatar s’emmerdait.
L’accident, c’était pour les autres. L’imprévu, l’inattendu, le  pas programmé, le pas imaginé, l’inespéré. Vous marchez sur un trottoir quelconque, par exemple à Paris (d’accord, je facilite les choses, mais c’est pour aller plus vite parce que si on attend que quelque chose se  passe à Charleville-Mézières, on a pas fini l’histoire et vous avez sûrement autre chose à faire que de guetter  le hasard à Charleville-Mézières), donc vous marchez sur un trottoir quelconque mais à Paris, et soudain, là,  devant vous Beckett, ou Deleuze, ou Bourdieu, ou Vernant, et pourquoi pas Jim Morrison ou Marc Bolan, Willie Dixon ou même Gandhi, ah, bon, ils sont morts, tous ? Foucault alors ? Non ? Saramago? Non plus ? Vous dites? Fienkielkraut ? ah non ça, ça va pas être bon pour mon exemple, prenons qui vous voulez, que vous admirez, qui vous a aidé à vivre, fait voir  entendre, sentir quelque chose que vous ne connaissiez pas avant ; ça n’existe plus ? Ne  faites pas l’ancien combattant ! Vous dites ? Que j’en trouve un, seulement un que nous voudrions vous ou moi rencontrer ? Bon, c’est pareil que pour Charleville, laissons tomber ou on y passe la nuit. Donc,  sur un trottoir quelconque, mais à Paris, soudain là devant vous, votre premier amour et comme au premier jour, aux jours de votre jeunesse, ça vous va, là ? Eh bien, ça, la rencontre, la surprise, l’événement, jamais, jamais pour Zavatar, jamais rien n’arrivait. Il marchait droit devant, de son pas mécanique, comme il se devait et soudain bifurquait, alors vlan, quelque chose se passait, mais pas pour lui, pas pour lui et il continuait droit devant, tristounettement ennuyé.
Or, tandis qu’il cheminait seul, grommelant mollement, il vit devant, lointaine, une lumière.
Une petite lumière rouge, belle comme un soleil couchant, qui clignotait un deux, un deux et se rapprochait. Ça doit être un de ces crétins de bonshommes qui courent la nuit avec un truc qui s’allume à leur bras, mouais, mouais c’est plutôt blanc, le catastrophe, non le cataphore, non le catadioptre ! Alors une voiture qui a perdu un phare ? Non, rouge, ça devrait s’éloigner, pas venir vers moi et puis un phare arrière, ça clignote pas. Alors un phare, un vrai, un pour les bateaux, il a quitté le port et puis il s’est perdu….. mais qu’est-ce que je raconte ?  Serais-je moi-même, de mon petit pas mécanique, déjà parvenu à la mer ?
Pendant qu’il réfléchissait, la lumière était arrivée. C’était un nez, un gros pif bien rond, bien rouge et il clignotait plus parce qu’il s’était arrêté, enfin le type qui portait ce nez s’était arrêté. Et vous savez quoi ? Eh bien  ce type il était exactement pareil que Zavatar, le même, une moustache à poils, un masque de Zorro sur les yeux et des jambes toutes maigres genre corde ou fil de fer, vous voyez ça ? Sauf qu’il avait un gros pif rond et rouge, un nez de clown et qu’il riait, ah oui, il rigolait de sa grande bouche ouverte. Et Zavatar, il avait ses yeux grand ouverts, il en revenait pas, c’était lui, lui,  mais content, joyeux,  heureux, rigolard. Un jumeau, il avait un jumeau gai et il le savait pas. 



Ben quoi, mon gros grognon, que se passe ? que  fait-ce ? T’as pas l’air vif, mon petit pote ! C’est pas bon, ça. Là-haut, ils aiment pas les gueules de loosers. Ils vont te virer, tu vas perdre ton job. Tu dis ? 13 milliards d’années et quelques  que tu travailles pour eux ? Et tu crois que ça va les impressionner ? Souviens-toi, le contrat c’est un CDI, ce me semble. Fallait réfléchir avant de signer.
Tu dis ? Ils peuvent pas te remplacer. Oh, que si, que si. T’as un concurrent, mon frérot. Un mec féroce, un winner, celui-là. Le cousin Cucufin. Cucufin, le destin.

Cucufin le destin ne marchait pas de son petit pas pressé, un deux, un deux, etc….. Il était assis dans la nuit étoilée, bien droit sur son siège ergonomique, devant un ordinateur hight tech écolo, le dernier Mac Book  Energy Star. Ses doigts volaient sur le clavier, un véritable virtuose et des listes de noms défilaient, des milliers, des millions, des milliards de noms dans toutes les langues sur l’écran bleu ciel, des milliards de petits points lumineux brillants comme les étoiles dans le vrai ciel. Cucufin était long comme un jour sans pain et maigre comme un chat espié et pâle comme un vampire affamé. Il ne souriait jamais. Pas parce qu’il était tristounet, ou gentiment emmerdé comme notre copain Zavatar, non, c’est parce qu’il était coincé, cul serré, psychotiquement rigide. Il voulait tout contrôler, maîtriser, diriger, régenter. Programmer !
Depuis l’apparition des bactéries jusqu’au petit bébé qui vient de naître, là à l’instant, non, là, non là, encore, bon enfin jusqu’à quand je vous parle, il croyait avoir tout décidé, lui, tout seul, même avant Zeus ou Dieu le Père ou Yahvé ou Allah. Il était THE boss, il était fou dingue de pouvoir, complètement parano (on en connaît d’autres ?) Et en plus, il était méchant ! Des milliards d’années sans faire de sport, sans manger une glace, sans aller à la mer, sans avoir de copains, à la fin ça lasse et ça vous met la rage. Il croyait donc décider que les dinosaures devaient disparaître, ou le tigre blanc ou les papillons, que le réchauffement climatique allait avoir la peau de la planète ( elle allait se ramollir sous les inondations ou sécher sur pieds sous la canicule), que certains naissaient riches et d’autres pauvres et que ça changerait jamais, que le cac quarante était pour toujours installé dans le poulailler (cac, cac, cac…… comme si un renard flamboyant pouvait pas entrer par surprise et me dévorer ça) que certains aimaient toujours qui il fallait pas et qu’ils seraient jamais aimés et que c’étaient toujours les mêmes etc…. et il l’enregistrait sur son disque dur. Mais ça, c’était sa folie folle, sa fureur furieuse, parce que peut-être que c’était pas comme ça, parce que peut-être Zavatar était bien plus fort, parce qu’il y aurait peut-être un accident, un aléa, un coup de bol,  et vlan.

Tu le connais, Cucufin,  mon vieux frangin. Tu t’imagines si t’es out !!!Tu veux que je te fasse un dessin. Mais on va pas laisser faire ! On va avoir la peau du  Cucufin ; et pour ça, il faut que tu retrouves la niaque, mon poteau. Je t’emmène voir la famille, ça te remontera.

Une famille, ah, ça, c’est du nouveau. Et il le savait pas !
Et les voilà partis, l’un triste et l’autre gai, mais l’un triste qui l’est moins, parce qu’il a un copain, un frérot, un jumeau.





Donc, ils allaient. Zavatar le triste ne marchait plus de son petit pas mécanique un deux, un deux ; du tout, du tout !  Avec  son frère pote, il discutait, chahutait, faisait des bonds,  bousculait et parfois dérapait et c’était maintenant dans une super glissade que vlan, il déclenchait le jamais pensé, le surtout pas prévu.
 Au fond des abysses d’un noir qu’on ne peut imaginer ce noir, même en pensant au noir de la nuit d’hiver dans la forêt du petit Poucet, des calamars géants rencontraient  soudain des bactéries luminescentes et paf, ils avaient l’électricité : drôlement plus pratique pour manger.
Sur la banquise où il fait un froid qu’on peut pas imaginer ce froid, même en pensant au jour le plus froid de sa vie,  plein de neige de gris et de vent, un ours blanc affamé, amaigri, amoindri, désespéré apercevait   tout d’un coup un petit rayon d’argent , là, sous son nez, à portée de patte ;  un poisson, des poissons et paf , il se les envoyait : drôlement plus pratique pour survivre.
Dans un laboratoire d’un triste qu’on peut pas s’imaginer ce triste, même en pensant rien qu’une seconde au monde tel que les financiers nous le font, un type très sérieux, très très intelligent oubliait soudain de fermer la porte de la cage d’un vieux rat tout chenu,  et comme à force de tourner dans les labyrinthes, de passer des milliers d’examens plus compliqués que la table de multiplication le gros gari était devenu lui aussi très, très intelligent, paf, il prenait le large, bonjour la liberté : drôlement plus pratique pour être heureux.
 Et paf, et re-paf, pas question de cesser, Zavatar s’amusait comme un chien loufoque. Ça faisait même un bail qu’il s’était pas autant éclaté. Fallait bien qu’il remonte au temps  d’avant le temps pour le souvenir d’un pareil feu d’artifice.
Quand les jours et les nuits n’existaient pas ni les saisons ni les heures, il était seul dans une espèce d’espace clos tout tissé de cordes vibrantes. Il glissait voluptueusement sur les lignes comme sur un toboggan, il surfait sur leurs vagues dansantes, il faisait le funambule sage ou l’acrobate fou et il n’avait besoin de personne : quand il était un peu triste ou fatigué, il se couchait  sur leur élastique lacis et il écoutait leur mélodie de harpe. Enfin, c’était le souvenir qu’il gardait du temps d’avant le temps mais il y avait si longtemps que peut-être il inventait. Parfois il se revoyait  coincé  dans un point minuscule avec rien dedans, rien qui existât  en vrai mais avec tout l’ensemble incommensurable des choses à venir et il essayait de bouger un peu pour garder la forme au milieu de ce chaos de rien.
Et un jour, non, une fois, pendant ses exercices de gymnastique, il fit un pet de travers, il faisait  déjà tout de travers, et cette  fois-là, le souffle  embrouilla toutes les cordes ou alors le gaz mit le feu aux poudres qui n’existaient pas et paf, ou peut-être  boum,   un boucan infernal ou alors le silence des espaces infinis  et tout, autour de lui, se mit à enfler, enfler, enfler et ça n’arrêtait pas et tic tac, tic tac l’horloge du temps se mit à avancer. Sacré nom d’un dieu qu’était pas là ! Il avait créé l’univers. Ou du moins le croyait-il.
Il avait été tellement secoué que pendant une dizaine de milliards d’années il s’était tenu à peu près tranquille jusqu’à ce jour où alors qu’il barbotait dans la soupe liquide……  oh, oh, mais ceci est une autre histoire.



Bon, revenons à nos zozos jumeaux. Ils s’en allaient de leur petit pas pressé, un  deux un deux, ils chahutaient un deux douze ! Ils s’éclataient, un deux, trois cent quatre virgule treize ! Et à force de faire les zozos, ils perdirent le nord, se retrouvèrent carrément à l’ouest et les voilà bien emmerdés. Ils étaient parvenus à un carrefour et Dieu sait, enfin Dieu ou Allah ou Vichnou ou Cucufin ou Zavatar, Dieu sait, dis-je, si un carrefour est un lieu emmerdant. Car que faire ? À droite, à gauche, en face ? Bof, au hasard, Zavatar ! En avant! Et à ce moment-là, paf, coup de bol, coup de veine, coup de chance, coup du sort  ils tombent sur lui.  Qui, lui ? Ben quoi, Coup du sort ! Et il était pas seul, il y avait avec lui sa cousine Aléa….. Deux petits êtres charmants avec un gros pif rouge comme leurs tontons 
Ils arrivaient  par un chemin vicinal, oui, oui, j’ai bien dit vicinal, j’adore ce mot  vous pas ? Disons  alors, un chemin de traverse, si vous préférez, j’aime bien aussi. Vous le voyez ?  c’est un chemin de rien du tout, un chemin qu’a l’air de rien, perdu dans la nature, à côté mais très loin des grandes routes, un chemin où on cueille les mûres, qu’on quitte pour aller chercher les champignons, sur lesquels marchent les chiens, les enfants, roulent les vélos et…..mais où êtes-vous passé ? Je vous ai perdu ? Quoi ? Je vous ai lâché la main ? Vous dites ? je ne connais pas le principe de base d’un écrivain, ne jamais s’écarter de la voie principale, emmener le lecteur tout droit là où depuis le début on sait que l’on va arriver, sur un rythme de mitraillette, sujet verbe complément  et ne pas le laisser respirer un instant, il est pas là pour bayer aux corneilles le lecteur, pas là pour avaler des couleuvres, il veut du rapide, du vécu, du senti, du saignant, du bouleversif, de l’émotionnant , il s’en cogne du chemin vicinal, du chemin de traverse !Et la preuve ! Où on en est maintenant ? Revenez, revenez, rendez-moi votre main, je vous fais mes excuses, pourtant, c’était joli, l’automne, les noisettes…..Compris, je reprends aux deux qui arrivaient par le chemin sus-dit
Le garçon (il y avait un garçon) s’écrie Tonton Zaza et la fille (il y avait une fille) s’exclame Tonton Vatar et ensemble c’est le zasard qui nous rassemble. C’est maman qui va être contente
Maman ? Qui ça ?
Ça, ça ! Mais ta sœur ! Ma sœur, notre sœur ! Fortuna.
Ah bon, j’avais une sœur et je le savais pas !
Ensemble donc, grands zazards et petits zazards, ils s’en vont vers la maison de Fortuna.
La maison de Fortuna, c’était -comme vous l’avez deviné mais je vous le dis quand même, je voudrais pas vous lâcher-  une roue, une roue   géante ! Comme celles des grandes foires, des grandes fêtes. De toutes les couleurs, la maison de Fortuna, brillante, pimpante, murmurante avec plein de minuscules  alvéoles comme dans une ruche, des alvéoles  qui étaient occupées par de petits êtres charmants, tous se ressemblant mais tous différents,   comme Coup du sort et Aléa. Il y avait là Coup de veine, Coup de bol, Coup de chance, Coup de dé (un coup de dé jamais ….. oh, pardon !)  Circonstance, Evénement, Accident, Incident, Impondérable, Imprévisible,  Imprédictible, Imprévu, Fortuit, Coïncidence, Concordance, Correspondance, Contingence, tous cousins et cousines mais de plus en plus éloignés, ce qui fait que les dernières avaient dû se trouver un surnom comme Etrange ( Etrange Coïncidence) ou Troublante (Troublante Concordance) pour se faire admettre dans la maison de Fortuna. D’ailleurs elles n’avaient plus ce nez rougeoyant comme un phare la nuit, ce nez  qui allait si bien aux Zavatar’s, mais elles étaient tellement  mignonnes avec leur double face que Fortuna les avait tout de suite adoptées. Il faut dire qu’elle en connaissait un rayon, Fortuna,  sur la double face ; un coup en haut un coup en bas, un jour Bonne, un jour Mauvaise,  une fois pile, une fois face, c’était ça,  Fortuna. Et quand elle riait, on lui disait ah, ah t’as mis ta tête des jours de Chance, mais quand elle faisait la gueule, c’était une gueule de guigne, une gueule de poisse, une gueule de panade, une gueule de mouise, de mistoufle, de mouscaille, pas belle  à voir alors la Fortuna.
Et tout ce beau monde tournait, tournait, tournait…



Après que dans la maison de Fortuna, ils  eurent mangé des barbes-à- papa légères comme les nuages roses qui annoncent le vent et des pommes d’amour craquantes dans leur carapace de homard et des churros huileux et sucrés, tous ces sacrés zazards tinrent conseil. Ils complotèrent, tramèrent, ourdirent, manigancèrent, échaffaudèrent  et au matin, Zavatar le rigolo dit à Zavatar le triste qui ne l’était plus :
Ecoute-moi une dernière fois, ô Zavatar. Maintenant  que tu sais qui est l’ennemi : Cucufin, et quelle est ta mission : l’anéantir, tu n’as plus besoin de nous. Banzaï !
Pendant qu’il parlait, Zavatar le jumeau gonflait, gonflait, et son nez, son joli nez  rouge verdissait  et sa moustache perdait ses poils et son masque de Zorro s’effilochait et soudain il éclata et il ne resta plus qu’une petite flaque grisâtre aux pieds de Zavatar le Premier qui s’en trouva pantois. Quand il revint de sa surprise et il lui fallut un moment parce que c’était loin, il chercha Fortuna et ne la trouva pas ni sa maison ni les petits êtres charmants qui l’habitaient  mais il vit dans le ciel pâle du matin une étoile filante de toutes les couleurs. Il crut que la tristesse retombait sur lui, l’abandonné ; mais un cri retentit du haut de l’empyrée : Banzaï ! Il n’avait pas rêvé, il était bien l’élu, c’était à lui d’entrer dans la danse, de faire table rase, de remettre les compteurs à zéro, de rectifier, d’éliminer, de disperser façon puzzle ! Il n’était plus tristounet, il était héneaurmément énervé !
Que croyez-vous qu’il arriva ? Je pourrais vous raconter que Zavatar s’envola comme l’ange Jesrad, celui qui pérore dans le Zadig de Voltaire, et qu’il tonitrua à l’adresse de l’humanité soudain pétrifiée par la voix formidable de l’emplummé:
Entendez-moi, hommes de trop de foi, les voies de Cucufin sont impénétrables et cela pour une bonne raison, c’est que sitôt entré déjà sorti : Cucufin n’existe pas.
Et qu’à ces mots, Cucufin expira sans un bruit.
Ah bon dirent les hommes, on était libres et on le savait pas ?
Ou bien qu’il arriva sur les lieux un petit être bizarre avec des oreilles pointues qui s’exprimait d’une drolatique façon et qu’il remit à Zavatar une épée rutilante comme un néon en lui disant Que la force avec toi soit et qu’il s’ensuivit un gigantomachique duel dans lequel Cucufin fut mis au tatami parce que, je vous l’ai déjà expliqué mais vous ne suivez pas, il n’avait jamais au cours de ces milliards et milliards d’années, pas une seule fois fait ne serait-ce qu’une pépère séance d’Haidong Gumdo.
Ah bon dirent les hommes, c’est la fin du destin ?
Ou bien  encore que Zavatar était en réalité Catwoman, qu’il avait sous son masque de Zorro de grands yeux mordorés et sous sa cape ridicule des seins beaux comme des pamplemousses chinois et à la place de ses pattes en  fil de fer des jambes longues et gainées de noir et quoi ? Vous dites qu’il n’avait pas de cape ? Vous êtes sûr ?  Parfait, parfait pour une fois que vous suivez, de toutes façons c’est pas ça qui se passa !
Il n’y eut pas de combat.
Pendant que je vous racontais mon histoire de rien, les hommes avaient culbuté Cucu par-dessus le coufin. Dans plusieurs villes du monde, des peuples tranquilles et joyeux s’étaient rassemblés dans les rues, hommes et femmes, jeunes et vieux, pour prendre les choses en main. Et leurs mains étaient puissantes, larges et belles comme leur cœur. On sentait la fin de l’hiver et le printemps allait venir. C‘était la seule Nécessité, celle qui met des fleurs roses aux branches de l’amandier et de petits poussins soyeux à celles du mimosa, celle qui fait rougir les tomates au grand soleil de l’été et qui fait blondir les noisettes un mois après,  dans les chemins de traverse…..
Ces peuples n’avaient pas attendu un archange ni un superhéros masqué ni un grand frère barbu. Ils refusaient la malédiction, ils n’entendaient plus les prophètes. Ils avaient chassé pour un temps dieux, destin et providence, ils voulaient la liberté, la liberté libre même au péril de leur vie.
Et Zavatar dans tout ça? oserez-vous demander.
De l’histoire racontée, il est le seul à s’en tirer. Pas plus malin qu’au début quand nous l’avons rencontré, toujours son pas mécanique et son petit bond de côté. Et paf, des choses arrivent mais les hommes le connaissent maintenant, ils l’appellent le hasard, ni dieu, ni diable ; il n’a pas vraiment de sens mais parfois…. il est marrant.


                                            Janvier, février 2011. Françoise Donadieu.



et un peu plus de mots,


La très véridique et horrifique histoire d’Elodie Floée.


Elle s’appelait Elodie Floée. Elle était entrée dans le monde des sexagénaires, d’un pas alerte et déterminé, sans appréhension ni bête nostalgie. On lui en avait dit monts et merveilles de cette contrée nouvelle: travaux en tous genres que son énergie décuplée allait abattre sans jamais se lasser et luxueux moments de détente,  genre petit déjeuner sur le balcon ou voyages dans les îles bienheureuses. Il y avait bien un écueil et il était de taille : il fallait accepter de vieillir. Soit, mais la société moderne lui offrait un arsenal de remèdes destinés à réduire cette maladie naguère incurable : exercices physiques, régimes, crèmes, massages, compléments alimentaires et, pourquoi pas, miracles de la chirurgie esthétique.
Elodie Floée avait une pêche d’enfer.

Tu sors du cabinet dentaire. Tu allumes une cigarette. Tu ne peux refermer les lèvres sur le filtre. Tu as l’impression d’être dans une mauvaise blague. Celle du type qui n’arrive pas à souffler la bougie. Tu grimaces, puis tu ris de toi. D’un seul côté. L’idée de l’hémiplégie te traverse. Il suffit d’un caillot. Et c’est comme ça. La bouche tordue. La moitié du visage qui refuse de suivre. Et  le bras, la jambe, tout un côté. Paralysé.
Allons, tu n’y es pas. Pas encore. Tu n’en es qu’au début.  A peine soixante ans et en bonne santé. Tout pour être heureuse. Tu as le temps maintenant, le temps qui t’échappait. Tu es parvenue au port : la brise marine, les tamariniers, là où marchent les colombes….. Non ? L’image de la retraite, c’est pas celle-là ? Ce serait  plutôt la vieille maison sur le chemin du village, la villa Mon Repos avec ses lettres en fer rouillé, ses volets clos et branlants, les traînées d’humidité sur la façade.
Quelle noirceur, ma sœur ! Il va te falloir un peu plus d’égards pour toi-même si tu veux éviter l’attaque galopante. L’angoisse, ça a toujours précipité les catastrophes. Admire, plutôt que de remuer des pensées sombres, admire dans le splendide après-midi les amandiers en fleurs. Certes, une cloche lointaine sonne le glas et devant la clôture d’un jardin, un petit vieux ridicule, avec une casquette de travers, casse les rameaux secs d’une glycine en leur parlant, grossièrement. On appelle ça la maladie de Tourette. Ce qui est  un joli nom pour désigner l’obscénité. Et tout bien considéré, on peut préférer les mots orduriers à l’aphasie totale.

Les premières vacances  de la nouvelle ère étaient donc arrivées. Il y eut de longs  repas près de la cheminée, des grasses matinées à l’heure délicieuse où ses camarades partaient travailler, et des fêtes où elle paraissait, le visage reposé par les longs mois de retraite, le corps remodelé par la gymnastique et la marche. Les amis s’écriaient : « Tu es très belle, Elodie » et son fils, pudique : « Tu es en pleine forme ».  Elle souriait doucement. Les hommes dans les fêtes dansaient avec les femmes plus jeunes, et aucun pendant ces longs mois ne lui avait murmuré tendrement, simplement : « Tu es jolie, Elodie »  comme cela avait pu arriver par le passé. Elle pensa que son nouveau statut la rendait respectable, qu’ils étaient intimidés par sa maturité rayonnante, mais qu’elle en rencontrerait bien un quelque jour qui ignorerait son âge, et alors… !
 Tout baignait pour Elodie Floée.

Tu viens de cueillir du mimosa. Quelques brins du mimosa que tu as planté l’année dernière. Un petit arbre fragile que tu as arrimé à un gros tuteur et arrosé obsessionnellement tout l’été. Et voilà qu’il vient d’exploser en une multitude de boules jaunes, dodues et soyeuses. Vivantes. Tu voudrais les caresser. Tu les disposes dans un verre. Tu sais que les fleurs en une journée vont se ratatiner, perdre leur aspect ébouriffé de poussins nouveaux nés, leur éclat de soleils miniatures. Mais leur odeur durera plus longtemps, une odeur d’herbe sèche, vaguement sucrée. Ainsi va le mimosa.
 Tu sens poindre la métaphore : en toi la vie n’est plus que cette odeur d’herbe sèche et la nostalgie, ce parfum juste un peu écœurant… . Sauf que la nostalgie, c’était bon  naguère, quand tu n’y croyais pas vraiment à la finitude, quand tu jouais à te donner le frisson avec la pensée de l’après. Or, maintenant, elle est là, fulgurante, la pensée. Elle vient de te glacer le sang, de te prendre à la gorge, de te hérisser le poil, cela dit sans métaphores.
Là, devant le mimosa, qui, désormais, chaque année, si tu le dorlotes, t’offrira ces beaux brins parfumés, tu t’es demandé « combien de fois vais-je cueillir le mimosa de mon jardin ? » et tu t’es répondu «  dix, quinze, vingt fois ou une ou deux ? » en tout cas un certain nombre, un nombre fini de fois, un nombre estimable, dans le sens mathématique du terme. Le monde alors s’est écroulé avec un bruit d’assiettes fracassées et puis tu as balayé, vaillante comme toujours, tu t’es mise à vaquer. Tu vaques, tu vaques, tu vas oublier. Demain les jacinthes, puis les narcisses, le jasmin. Quelle escroquerie, la nature ! Quelle mystification ! La leçon de l’éternel recommencement… tu y crois, toi ? 

Et puis, un jour, un grand souffle de vent glacé traversa la contrée radieuse. Elodie Floée n’était pas idiote, ou du moins elle n’était pas aveugle. Elle commença à voir. Autour d’elle, tous les corps étaient beaux, jeunes, élancés, les muscles durs, les ventres plats. Ces corps superbes étaient toujours en mouvement, courant au bord des plages, pédalant sur les routes, s’envolant, moulés dans des combinaisons qui exaltaient leurs formes parfaites, s’envolant au-dessus de la mer, halés par les cordes d’un cerf-volant géant. On eût dit que la vieillesse avait été éradiquée : quand elle rencontrait une personne en qui elle soupçonnait la sexagénarité, celle-là était plus bronzée, moins ridée, la chair plus ferme, les yeux plus brillants qu’il en était pour elle. Même les publicités pour remèdes de vieux affichaient des visages impeccables. Il fallait bien qu’elle l’admette, elle n’avait pas assez nagé, joggé, stepé, avait dû oublier trop souvent son cinquième légume, avait bu un coup de trop, avait quelque peu clopé,  ne s’était pas assez relaxée !
Elle n’était pas sourde, non plus ;  elle entendait la voix retentissante d’une femme sur le retour qui s’exclamait  à la télévision « mes articulations, elles sont comme moi, toujours en mouvement !» Suivait le nom d’un remède qu’elle ne connaissait pas. Si elle l’eût connu, elle aurait eu moins de mal à se déplier le matin. Elle entendait à la radio le récit d’un voyage à vélo France-Chine-France ; le cyclopédiste avait soixante-cinq ans et l’on s’extasiait autour de lui et l’on encourageait les auditeurs à téléphoner pour faire partager d’autres expériences aussi enthousiasmantes. Et ça téléphonait ! le tour du monde en camping-car, la réfection d’une abbaye, la création d’une entreprise qui au bout d’un an employait trente salariés, l’adoption d’une dizaine d’enfants abandonnés, et cætera, et cætera…
 Elodie Floée ne faisait pas le poids. Sa pêche d’enfer était une pichenette et il n’y avait plus qu’elle au monde qui fût vieille. Or, être vieux,  c’était manifestement interdit.

Tu es face à la mer. Tu regardes un parachute ascensionnel arrêté au creux des collines de la Madrague. Le rouge de la toile se détache sur le fond des pins noirs qui peuplent le rocher. Tu penses à un madrépore dansant au fond de l’abîme ou à une étoile de mer accrochée à un récif.  Tout ce que tu aimes est là. Soudain le vent l’emporte, il s’élève, dépasse la crête et file au-dessus de l’eau. Tu imagines la joie, la joie ineffable que ressent l’homme pendu au harnais. Tu te dis que jamais tu ne connaîtras ça. C’est trop tard.
Jamais auparavant tu n’as eu l’envie ni même l’idée de faire du parachute ascensionnel ; tu crèves de trouille en avion, alors dans le ciel, à l’air libre, jamais tu ne l’aurais osé. Certes !  mais c’était possible. Tout était possible : baiser avec un camionneur sur une aire de parking, un camionneur nommé Marcel, passer une semaine sur une rivière du Yukon dans un canoë, participer à un voyage en Laponie dans un traineau tiré par des chiens, ou aller faire un reportage dans le ghetto noir de Baltimore. Même si tu n’aimes que les hommes fragiles, que tu ne te fais aucune illusion sur tes capacités à survivre dans le Wild, que tu ne parles pas l’anglais,  encore moins l’américain des ghettos, tout ça, c’était possible. Parce que ton désir était infini et protéiforme, il aurait pu tout vouloir et le réussir. C’est ce que tu crois, maintenant que c’est fini. Que le désir s’est apaisé. Que ton corps n’est plus capable.
Tu entres dans l’eau pour aller nager. Elle est froide, elle est claire. Tu marches jusqu’à l’endroit où tu vois les poissons pâles glisser sur la dalle rocheuse. Deux jeunes filles te dépassent en bavardant vaillamment. L’un d’elles se retourne et te décoche un superbe sourire. Franc, complice, heureux et d’une beauté parfaite, comme le reste  de son visage d’ailleurs. Tu peux mourir dans l’instant d’un accès de jalousie virulente, de haine furieuse contre cette jeunesse qui rayonne là comme ce fut le cas pour toi un jour. Ou bien tu peux jouir de ce don qui t’est adressé et qui parachève la grâce de cette fin de journée.
Alors, tu veux vraiment mourir ?

Tout autour d’Elodie Floée rutilait comme un sou neuf. Les bâtiments anciens étaient rénovés, des bâtiments nouveaux sortaient de terre en une nuit et se paraient dans les jours suivants de couleurs éblouissantes : rose, mauve, jaune, lavande, rouge brique ou blanc immaculé.
 Dans le tour de France qu’elle entreprit cet été-là pour distraire sa peine, elle ne  rencontra qu’échafaudages agressifs dont s’échappait parfois un pan de mur lisse comme la peau d’un bébé. Elle arrêta son périple à Beauvais, à la dixième cathédrale visitée, éblouie jusqu’au malaise par la luminosité sidérante de l’aile occidentale qui se détachait de l’édifice patiné et noirâtre ainsi qu’un alien menaçant surgi du corps vénérable. Evidemment, l’horloge astronomique était en réfection et ses ors envoyaient quelques messages désespérés entre les structures de bois qui l’étouffaient. Revenue dans sa ville, elle découvrit le vieil hospice Saint-Jacques dont elle aimait tant le caractère de doux fantôme  bienveillant, requinqué et bien vivant dans sa livrée de prochain centre culturel : un gros rectangle troué de grandes baies vitrées.
C’en était trop, elle se replia dans sa maison. Mais, cernée par les villas pimpantes aux façades glabres, par les terrasses en teck, les piscines au bleu de lagon, les oliviers et les palmiers nains en pot, sa petite bicoque, croulant sous la vigne vierge, enfouie au milieu des arbres lui parut bientôt une incongruité monstrueuse. Toutes les dépouilles du passé qui gisaient dans la cave, le cagibi, le grenier et le cabanon lui devinrent une obsession insupportable. Il fallait mettre au clair, nettoyer, aérer, assainir, désinfecter, purifier, bref, jeter, balancer, anéantir toutes ces vieilleries.
Elodie Floée, mue par le besoin de rédemption, se mit dare dare au travail.


Face à la mer une fois encore. Face à son insondable beauté. A sa scandaleuse indifférence.
Tu es éblouie par la lumière rasante de ce jour de septembre, la surface de l’eau étincelle, et se détachent au-dessus, plus sombres, des moitiés de corps, des torses et des têtes, étrangement immobiles et silencieux. La fin de l’été ne prête pas à rire, même les enfants sont muets.
Tu as l’impression d’être dans un rêve ni gai ni triste, un peu inquiétant. L’impression est si forte que tu fermes les yeux. Sous tes paupières, tu vois une petite fille avancer vers une scène illuminée. Au centre, se tient un magicien, il a un chapeau qui brille de mille reflets et il attend. Il t’attend. Il a demandé qui voulait venir l’aider à sortir  quelque chose du  chapeau et tu t’es levée avant que ta mère t’en empêche. Tu as quitté l’abri du fauteuil, quitté la protection de ta mère et tu avances dans l’allée entre les rangées de spectateurs curieux et amusés. Tu es portée, tu es enlevée par une joie puissante. Tu y vas pour faire plaisir au monsieur, pour que ta mère soit fière, pour qu’on ne t’accuse pas de lâcheté, tu y vas parce qu’il n’y a que toi pour y aller, parce que tu veux savoir ce qui est caché dans le chapeau.
Tu as six ans, plus jamais la vie n’aura cette intensité, cette plénitude, plus jamais tu n’auras ainsi le sentiment d’être à ta place. Tu apprendras la retenue mais qui t’a dit de te lever comme ça ! tu apprendras la honte c’est faux, archi-faux ! tu ne peux pas réfléchir avant de répondre ? tu apprendras la peur tu es trop confiante ma petite ; qui te dit que ce monsieur ????? tu apprendras la pudeur ah non, on ne parle pas de ces choses-là et l’hypocrisie toute vérité n’est pas bonne à dire. Tu grandiras.
 Et maintenant que tu es vieille, que tu pourrais retrouver cette liberté enivrante - qu’est-ce que tu as à perdre- il n’y a plus de magicien qui t’appelle et plus rien de caché dans le chapeau. Alors tu serres les paupières désespérément pour retrouver la petite fille intrépide, tu veux la voir arriver au chapeau, sourire au magicien et tirer le, le, le … Oh, Bon Dieu comment ça s’appelle ?   le …  l’animal  là avec des grandes oreilles, tu sais,  le, le truc qu’il y a toujours dans les chapeaux, le …  Tu ouvres les yeux prise de panique, tu vois les mines effarées des gens qui t’entourent, tu as dû parler à voix haute, à voix forte, mais au diable leur effarement, tu ne trouves pas le mot, il t’échappe, il te nargue, ça commence par un … Bon Dieu, je l’ai sur le bout de la langue, sur la périphérie du cerveau, sur la surface d’un neurone. LE LAPIN !!!!
Tiens, Alzheimer ! Ça, tu l’avais pas encore envisagé. Peut-être que tu redeviendras rigolote, et libre, libre…


Ce n’étaient pas les écuries d’Augias, Elodie Floée n’était pas une héroïne ; mais c’était tout de même un sale boulot.
Sale au sens littéral du mot. Elodie Floée nagea dans la poussière pendant trois semaines. Elle s’immergea au milieu des vêtements moisis, des papiers et des livres jaunis, des jouets cassés, des objets rouillés. Elle transporta  entre ses bras tremblants de fatigue des grilles de barbecue encore imprégnées de graisse, des tapis flapis, des ordinateurs, télévisions et téléphones antédiluviens, des portes, des fenêtres et même une cuvette de chiotte abandonnée.
Mais sale, ce boulot l’était aussi au sens figuré ; des images la hantaient pendant qu’elle s’exécutait : elle se voyait piétiner ses morts pour les forcer à rentrer leur crâne éberlué dans la terre.  Et  chasser ses vivants à coups de balai furieux. Car elle retrouvait au milieu de ce fatras invraisemblable un poème adressé à sa mère pour son anniversaire, les dessins de son fils quand il avait cinq ans, une photo de son père en officier de marine et même le diplôme qu’on avait remis à ses parents au bout de la trentième pinte du sang qu’ils avaient offert en sacrifice à l’humanité. Et elle balançait tout ça, sa vie rien de moins, dans des sacs plastique d’un noir funèbre.
Au bout de la dixième virée à la déchèterie, Elodie Floée eut la mauvaise idée de se regarder dans le rétroviseur de sa voiture-poubelle. Elle vit sa tête hagarde de vieillarde, son accoutrement de clocharde. Elle sut que la partie était perdue, on l’avait transformée en déchet. Elle était bonne à jeter.
Alors, avisant au fond du conteneur  numéro cinq  un vieux matelas aux entrailles à l’air,  elle prit son élan, accomplit son dernier sprint, s’envola comme un gros oiseau balourd et s’empala sur les ressorts.

Comme l’été ne veut pas finir, tu t’es installée à demeure devant la mer. Tu viens de voir passer trois adeptes de ce nouveau sport qui consiste à se tenir debout sur une planche et à avancer lentement sur l’eau à l’aide d’une rame. La sensation de troublante étrangeté que tu as éprouvée la première fois que tu as vu ces corps presque immobiles s’élever très droits au- dessus des flots ne se  dissipe pas.
Il te semble assister à la procession funéraire des anciens égyptiens, la tête de profil par rapport au corps, les jambes écartées,  la pose hiératique, et comme une longue lance dans une main levée. Là, devant toi, l’éternité passe.